Laetitia Bica est photographe, atypique et sans compromis. Styliste, Sarah Bruylant s'est forméé à Bruxelles et Amsterdam avec l'espoir de créer sa marque. Le mois dernier, elles étaient toutes les deux finalistes du prestigieux festival d'Hyères.
En mode, il y a eu Jean-Paul Lespagnard, lauréat en 2008, dont vous êtes proche, Laetitia. Quant à Pablo Henrard, finaliste en 2014, il est aujourd'hui designer chez Givenchy. Hyères, c'est un tremplin. C'est ce qui vous a décidé à poser votre candidature ?
Sarah Bruylant : J'entretiens une relation très spéciale avec Hyères dans le sens où j'ai pu y aller après ma première année d'études à Francisco Ferrer. J'avais adoré l'ambiance, les shows et le profil ultra pointu des membres du jury. Pouvoir présenter mon travail devant eux est une incroyable opportunité. C'est la raison première qui m'a poussée à poser ma candidature pour ce concours. L'autre, c'est un besoin de booster ma confiance en moi. Quand on sort de l'école, même lorsqu'on figure parmi les meilleurs de sa promotion, on ne peut pas s'empêcher de douter. Je pense que ce festival est une occasion de prendre de l'assurance et d'accroître son réseau. J'ai été choisie parmi 300 candidatures. Maintenant, j'ose rêver et envisager d'aller plus loin.
Laetitia Bica : Hyères est un tremplin, c'est évident. Pouvoir montrer son travail à un jury prestigieux, ainsi qu'à la presse internationale, est forcément une chance unique. C'est aussi une bonne manière d'assoir mon travail, de lui donner une place et de trouver la mienne. Au-delà de cet aspect de la reconnaissance, compte tenu de la nature-même de ce projet qui me tient évidemment très à cœur, c'est toute sa dimension sociale que je souhaite mettre en avant. Pour CREAM, la série d'images sélectionnées pour Hyères et exposées à Liège dans le cadre du Bip 2018, j'ai travaillé avec des artistes du Créahm qui font, au même titre que moi, partie du projet.
Pendant des années, l'académie d'Anvers ou La Cambre tenait le haut du palmarès. Désormais, on voit émerger de nouveaux talents partiellement autodidactes ou issus de plus petites écoles. Pour vous, apprendre, évoluer passe par l'enseignement, l'expérience de terrain ?
S.B. : Mon premier diplôme m'a permis d'acquérir un vrai savoir-faire technique qui m'a beaucoup servi dans la suite de mes études. Pendant mon cursus à Amsterdam, peu importaient les designs que j'imaginais, je savais comment les matérialiser. Je crois qu'en faisant preuve d'ambition et de détermination, on peut tout à fait percer sans sortir de La Cambre ou d'une autre grande école. Ce qui compte, c'est ce qu'on fait de sa formation.
L.B. : Je pense que l'apprentissage est partout où on veut le voir. C'est valable pour toutes les disciplines artistiques. Ce qui nous fait évoluer, ce sont nos rencontres. Humaines, évidemment, mais aussi la rencontre avec une couleur ou un geste qui va modifier notre mode de pensée et donc influencer la suite de notre parcours. Dans ce cas précis, il s'agit d'une rencontre avec différentes institutions (le Créahm, le MAD Brussels...) dans lesquelles j'ai dû trouver ma place. En faisant dialoguer ces différentes institutions, on se rend compte que leurs frontières s'assouplissent. Dans mon travail, je préfère d'ailleurs parler d'interdépendance, plutôt que d'indépendance. La liberté en soi ne veut rien dire. Ce qui est intéressant, c'est de jouir d'une vraie autonomie tout en évoluant dans des structures existantes.
À Hyères, mode et photographie – deux disciplines forcément liées – sont unies au sein d'un même festival. Quel regard portez-vous, l'une et l'autre, sur la mode, d'une part et la photographie, d'autre part ?
S.B. : Ce qui me motive dans mon métier, c'est la possibilité de raconter des histoires. La photographie y contribue forcément. Dans le cadre de ma collection de fin d'études – celle qui m'a permis d'être sélectionnée pour Hyères –, j'ai collaboré avec un jeune photographe. Nous avons rempli un camion de dizaines de canapés que nous avons installés dans un bois au fin fond de la Hollande. Ce genre d'atmosphère m'inspire bien plus qu'un shooting en studio sur fond blanc.
L.B. : Lorsque je collabore avec des marques de mode ou de design, mon travail s'apparente avant tout à de la direction artistique. Ce qui intéresse les créateurs, c'est le regard que je pose sur les objets. Là encore, ce qui me passionne, c'est de traduire une intention et, au final, de voir naître une forme de liberté dans la contrainte. Pour un photographe, la mode est un incroyable terrain de jeu.
Parlez-nous du travail que vous présenterez l'une et l'autre au festival d'Hyères ?
S.B. : Les sept silhouettes que je présenterai racontent l'histoire d'une fille qui vit dans un monde imaginaire, à l'opposé de celui dans lequel nous vivons où les gens ont tendance à tous s'habiller pareil, en jeans et baskets. C'est ma manière de plaider pour plus de liberté dans la mode. J'ai joué sur les coupes – ultra volumineuses – et les couleurs. Chaque pièce est peinte à la main dans un style inspiré du pointillisme.
L.B. : Pendant deux mois, j'ai travaillé, au sein de l'atelier du Créahm Liège, avec Sam Cariaux et d'autres artistes. Par le biais du maquillage sur peau, mais aussi de la peinture, ils ont créé un dialogue et transcendé mes portraits. Mon but, c'était de rendre compte du lien qui nous a unis les uns aux autres. Un lien qui, sans ce travail, serait complètement invisible. Uniques car reliés à un instant de partage qui ne se reproduira plus, les maquillages et les traits les définissent. Le projet a donc un aspect identitaire très fort. L'intégration de l'atelier d'édition de Bruno Robbe – un regard extérieur extrêmement enrichissant qui a, lui aussi, fait rebondir notre travail – m'a également permis de faire varier les techniques d'impression de mes photographies.
Les deux jurys de cette édition 2018 sont composés de personnalités aux profils très éclectiques. Certains vous inspirent-ils? Et, plus largement, quels sont vos référents ?
S.B. : Je suis admirative du travail d'Haider Ackermann, président du jury de cette édition 2018. Il a une capacité à rester fidèle à son style sans jamais s'en détourner. D'un point de vue style, je me sens toutefois plus proche de Rei Kawakubo, fondatrice de la marque Comme des Garçons. J'aime son travail sur les volumes et la manière dont elle crée en toute liberté sans se soucier qu'une pièce soit portable et encore moins commerciale.
L.B. : Je n'en ai pas vraiment. J'admire évidemment le travail de Bettina Rheims, présidente du jury de cette édition, mais je crois beaucoup plus dans l'enrichissement qui naît d'une rencontre et de la qualité d'un échange. Tout récemment, j'ai collaboré avec Alexia de Ville, créatrice de la marque de papiers peints Tenue de Ville, sur sa dernière collection Saudade. J'aime être à l'écoute d'une personne, comprendre ce qu'elle a à exprimer, puis utiliser cette matière pour communiquer par l'image.
Êtes-vous du genre à faire des plans de carrière ? Ou préférez-vous la faire avancer au fil de vos rencontres ?
S.B. : Avant de savoir que j'étais sélectionnée pour Hyères, j'envisageais de créer ma marque. C'est toujours le cas, mais je suis également consciente de l'importance de laisser certaines portes ouvertes. Si une proposition se présentait à moi, je pourrais tout à fait accepter de travailler pour une maison qui aurait été captivée par mon univers. À ce stade, je n'exclus rien.
L.B. : Je ne suis pas vraiment certaine que je connaisse la signification du mot carrière. Je préfère parler d'un mode de vie. Ce qui prime, c'est la rencontre. Celle qui vous fait réfléchir et avancer. Et si j'ai conscience des stratégies du métier, c'est pour mieux en jouer et me permettre de trouver ma place. Une place qui, évidemment, n'est pas figée et qui, au fur-et-à-mesure de ses mutations, me définit toujours davantage.
En plus d'être sélectionnée parmi les finalistes, Sarah Bruylant a reçu le Prix du Public de cette édition 2018 du Festival d'Hyères.
Par Marie Honnay
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